Michel Graniou
Voici une quarantaine d’années, Michel Graniou découvrait l’univers de la photographie. En ces âges lointains informatique et numérisation relevaient encore largement de la spéculation théorique réservée à une élite savante. Le jeune photographe, ne disposant que d’un outillage limité pour la prise de vue et d’installations élémentaires pour les traitements ultérieurs, devait contraindre son œuvre dans les strictes limites d’une rigoureuse économie de moyens. Pas question alors de multiplier les images la plupart finissant « dans la corbeille ». Pas question de multiplier les tirages que leur prolifération conduit au même destin. Pas question de multiplier les voyages lointains censés leur conférer une étendue qui n’est trop souvent que superficialité. Une photographie c’est d’abord une image pensée, une approche personnelle de la réalité, une mise en œuvre technique convenant au résultat imaginé. C’est aussi l’arpentage, œil aux aguets, d’un territoire dont le photographe se ressent comme une composante, non comme un explorateur. Dans la trace des fondateurs de cet art, il doit maîtriser l’optique et ses lois, la chimie et ses arcanes, le talent créatif et ses exigences. A ce prix il constate vite que peu importe la surface occupée par ses réalisations, seule compte la troisième dimension, celle de la profondeur qu’il a su leur conférer. Et dans ce travail jamais complètement achevé, les outils que sont la chambre noire, les solutions argentiques et l’expérience des vieux maîtres suffisent amplement à le conduire vers des espaces d’art inexplorés.
Par sentes et venelles
Voyage, promenade, flânerie … autant de réponses propres à satisfaire le désir de découverte qui s’abrite en chacun. Une lecture, une conversation, une mélodie évoquée, une image de rencontre suffisent à l’éveiller, créant une attraction à quoi obéit le mouvement. Au retour l’expérience nouvelle se traduit en un souvenir, mental ou matériel, qui en devient la mémoire.
Pour Michel Graniou, dans son art, il en va différemment. Son œil toujours aux aguets prélève une portion, tantôt dérisoire, tantôt infinie, de l’environnement où son corps se meut. Aussitôt, en une sorte d’alchimie intellectuelle, il la transmute en création photographique. Ne lui reste alors qu’à mettre en œuvre l’encombrant (mais si simple) matériel de prise de vue : déployer un trépied avant d’y verrouiller la chambre grand format d’où s’étire l’accordéon du soufflet que termine un unique objectif. Depuis les origines, cela suffit au photographe pour donner réalité à l’image mentale qu’il a formée.
D’une certaine manière c’est le sujet qui vient à lui et s’impose, au cœur de l’itinérance. Michel confie au destin le soin de guider ses pas ou d’en suspendre la cadence. Il sait que là, devant lui, trace fugitive dans les herbages ou antique calade aux horizons fermés, attend l’objet photographique qu’il lui est réservé d’emprisonner dans sa chambre, piégé sur la gélatine par le truchement des lentilles optiques. Ailleurs ce n’est plus de chemin qu’il s’agit, mais d’obstacles à la progression. Qu’importe, les branchages agressivement entrelacés, les troncs dressés en vigilantes sentinelles, les murailles infranchissables feront partie de la collecte. Bientôt la magie du laboratoire, la précieuse chimie des colloïdes et des sels métalliques, les restituera et les montrera tels qu’ils sont. C’est à dire, en fait, tels que Michel a su les voir : subtils jeux d’ombre et de lumière sur le grain et la texture de matières innocentes, composition de lignes et mélange de tracés régis par une loi plus exigeante qu’il n’y paraît.
La judicieuse exploitation des contraintes optiques permet ici de jouer avec la profondeur de champ qui inscrit, entre les deux zones floue d’arrière et d’avant-plan, l’écran de l’absolue netteté que le talent du photographe sait utiliser comme un peintre le fait de sa toile tendue sur châssis. Ce n’est pas un but de promenade que ces œuvres proposent d’imaginer, c’est le terme du chemin, seul véritable sujet à montrer, tant il s’impose. Le noir insondable du chlorure d’argent se heurte au blanc éblouissant du papier dans une confrontation que tempère la gamme des nuances de gris détaillant l’objet en l’habillant d’un épiderme délicat.
Ailleurs, en un temps autre, Michel choisit d’explorer un monde onirique où des villes désertes abritent l’âme du néant. De larges traces, des chemins pavés l’y conduisent jusqu’à l’entrée de portiques étirés au fond desquels bée une ouverture aveugle. La rigueur horizontale d’un emmarchement, socle où s’érige le strict alignement d’une colonnade hiératique, invite à pénétrer dans le rêve où d’anonymes pleureuses drapent leur tunique.
L’atmosphère singulière du cyanotype aux bleus vaporeux s’enrichit de la netteté inaccoutumée d’une image où tous les plans, du plus proche au plus lointain, conservent une égale lisibilité. Etonnant artifice du sténopé qui se dispense de toutes les techniques optiques et mécaniques, ramenant l’acte photographique à son essence : capturer la lumière.
Michel affirme, sans rire, que toutes ses photographies tiennent le même discours dans le même langage. Preuve supplémentaire de l’humour discret qu’il manipule si bien. Hormis l’auteur et la boîte que l’on appelle chambre, de fait le lieu intime de leur conception, elles n’ont quasiment rien en commun. La variété des connaissances intellectuelles, artistiques et techniques qui les portent, la diversité des émotions, des désirs et des curiosités qui les nourrissent sont autant de matrices fécondes d’où naissent, au gré d’infinies combinaisons, des œuvres dont chacune est absolument unique. Démonstration paradoxale de la réalité d’un Art photographique qui découle, tout en s’en démarquant, d’une discipline très tôt vouée à la production de tirages multiples et identiques.
Jean-Loup Fontana